Publié le Mars 28, 2024Mis à jour le Septembre 10, 2024
Soigner les brisures d’un mur, orner un trou dans la chaussée, embellir les chemins de traverse et de travers, réparer la ville et enchanter ses beautés... C’est tout l’art de Jordane Saget, street artiste parisien qui, depuis dix ans, trace son chemin et ses lignes dans les rues. Un trio de courbes parallèles tissées à la craie, au pinceau ou au doigt, qu’il est venu poser cette année en Principauté. Trois lignes de poésie venues faire écho aux trois couleurs bleu, rose et rouge du printemps à Monaco.
Sommaire
Vous souvenez-vous de vos premières lignes ?
Jordane Saget : J’ai créé mes lignes autour de 2010, mais c’est en 2015 que j’ai tracé mes premières lignes dans les rues de Paris. Sur les marches au pied de l’église Saint-Vincent-de-Paul, place Franz-Liszt dans le 10ᵉ arrondissement. Je me souviens des enfants qui jouaient devant : je m’étais senti plus à l’aise pour investir la rue avec mes dessins. Ce n’est pas évident au début !
Quels sentiments vous ont traversé ce jour-là ?
Jordane Saget : Les lignes sont d’abord nées sur le papier. Elles sont venues de mon parcours, de mes fragilités. Je me suis retrouvé à tracer des lignes pour essayer de me relever d’une étape difficile de ma vie. Mais l’acte artistique proprement dit est né dans la rue. Au moment où, d’une certaine manière, on se met à « bouleverser » le monde qui nous entoure. Les trajectoires de vie des passants se retrouvent changées d’une manière ou d’une autre. En s’arrêtant dans la rue, même quelques secondes, c’est un instant imprévu. C’est cette intervention dans les parcours quotidiens des gens qui m’intéressent. Dans cet échange, même fugace. Dessiner dans la rue, ce n’est clairement pas la même chose que de dessiner dans mon atelier. Dans la rue, on interroge les regards, on interroge l’idée même de ce qu’est une ville, un espace public. Dans l’atelier, la démarche est bien plus autocentrée. En 2015, j’ai réalisé combien investir la rue me faisait du bien.
La ligne courbe plutôt que la ligne droite...
Jordane Saget : Oui ! Et pourtant, dans ma jeunesse, alors que je cherchais déjà une formule magique pour « faire du beau », j’étais plutôt dans la ligne droite. J’adorais les mathématiques, la géométrie. Puis mon grand-père m’a fait découvrir les dessins publicitaires de Vasarely. J’ai commencé à chercher dans ce sens-là. Mais c’est surtout ma pratique du tai-chi-chuan qui a vraiment fait arriver la courbe dans ma vie. J’ai eu un professeur extraordinaire : en travaillant mes mouvements à ses côtés, les mouvements de mes courbes sont nés. Il y a clairement quelque chose qui relève de la pensée chinoise, dans cette façon de définir mes actions – en l’occurrence, ici, mes lignes – en fonction d’une situation donnée. Mes lignes naissent du cadre dans lequel je choisis de les inscrire. J’ai trouvé là ma formule magique pour « faire du beau », une formule bien plus souple et vivante que la trajectoire rectiligne. Certes, il y a un côté « règle du jeu » – trois lignes plus ou moins parallèles, toujours plus ou moins espacées de la même façon – simplement, mais cette règle me laisse beaucoup de liberté.
Pourquoi la craie ?
Jordane Saget : Au départ, je fais mes lignes sur papier chez moi... Puis est venu ce besoin de changer d’air, d’environnement, de vie. Alors je suis sorti, mais sans vraiment savoir ce que j’allais y faire. L’extérieur, pour moi, c’était pour aller d’un point A à un point B, la ligne droite, celle du métro... Je n’avais pas encore appris à « regarder ». Alors que faire ? Et si je faisais la même chose que ce que je faisais chez moi ? Mais je suis plutôt réservé et je ne veux pas trop déranger les gens en venant « secouer » leur quotidien avec mes dessins. C’est là que la craie s’est imposée d’elle-même. N’étant pas sûr de moi, je savais qu’en dessinant au sol à la craie, cela pourrait s’effacer facilement. Mais très vite, j’ai réalisé que j’avais trouvé l’outil idéal : la craie, synonyme de poésie, d’enfance... C’est ainsi que j’ai appris à regarder l’extérieur autrement, à délaisser la ligne droite du métro pour apprendre à regarder « en courbes ». Les lignes et ma vie se sont de plus en plus superposées. À l’image de ma « figure » de la boucle.
C’est-à-dire ?
Jordane Saget : Eh bien au départ, la boucle n’existait pas. Elle est arrivée quand j’ai commencé à m’interroger sur l’origine de la ligne, en même temps que je m’interrogeais sur l’origine de ma vie et, son corollaire, mon rapport à la mort. Il y avait donc dans cette quête de l’origine de la ligne un désir chez moi d’apprendre à regarder la vie autrement. Et c’est ainsi qu’est apparue la boucle. Mais, au-delà, ce « jeu » de ligne est devenu pour moi un prisme, une fenêtre à travers lesquels je regarde pour envisager un problème précis ou ma vie en générale.
Il y a quelque chose de presque primitif dans votre travail...
Jordane Saget : On m’a déjà parlé d’art celtique et aborigène, mais ce n’est pas une volonté artistique de ma part. Cela vient davantage, je pense, de mon côté autodidacte, dans cette façon d’aller chercher la simplicité, que ce soit à la craie ou au doigt. Une technique qui m’est venue après avoir retrouvé l’une de mes fresques « toyée » (recouvrir ou effacer un tag, nldr) par des graffeurs. N’ayant pas leur matériel sur eux, ils avaient « étiré » la craie au doigt pour inscrire leur blaze. Sur le coup, ça m’a fait mal, je m'étais toujours interdit de repasser sur quelqu’un. Mais finalement, c’est grâce à eux que je me suis mis à dessiner au doigt en investissant non plus seulement les murs ou les sols, mais aussi les vitres des publicités, des surfaces tout aussi « urbaines » et de plus en plus présentes !
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Jordane Saget : Je n’en ai pas vraiment. À part peut-être Vasarely et Kandinsky, mais sinon mes références artistiques s’arrêtent à mon option histoire de l’art quand j’ai passé mon bac. Et c’est ma chance car je crois que si j’avais suivi un cursus d’histoire de l’art, je ne me serais pas lancé. Je n’aurais pas osé. Je me serais dit « c’est déjà fait », je me serais comparé. En partant de rien, j’ai pu avancer sans crainte, en toute liberté.
Arpenter Paris ou n'importe quel un espace fait partie de votre démarche artistique ?
Jordane Saget : Oui, tout commence en allant « sentir » la ville. Pendant des années, il m’a suffi d’avoir mon sac sur le dos et de laisser mes spots s’imposer. Cela pouvait être n’importe quand : en me rendant à un rendez-vous, par exemple, et d’un coup, ici un trottoir, là un trou dans la chaussée... Je sais alors que je dois poser mes lignes tout de suite. J’annule mon rendez-vous ou j’arrive en retard, mais je dois le faire. Aujourd’hui, mon emploi du temps s’est « un peu » chargé, mais j’ai gardé cette manie de toujours avoir mon matériel sur moi pour pouvoir « dégainer ». Nombreuses sont les occasions artistiques qui me sont tombées dessus.
Comment envisagez-vous votre rapport à la Principauté en tant qu’espace ?
Jordane Saget : J’ai eu un véritable coup de cœur. Il y a tout de suite eu un côté « jamais vu, jamais ressenti ». C’était une sensation très différente de tout ce que j’avais pu ressentir auparavant. C’est une ville sans trou (rire), toute en hauteur. Les espaces sont clairement différents. Et le fait d’avoir été invité m’a permis de laisser libre cours à tous les possibles. Sinon, je n’aurais pas forcément osé. Il y a le ciel, la mer, le bleu partout, un bleu que je n’ai pas à Paris. Cette ligne d’horizon m’ouvre des possibilités incroyables. Elle vient inévitablement rencontrer les miennes d’une manière ou d’une autre.
Quel dialogue imaginez-vous tisser avec cet espace, avec les Monégasques ou les voyageurs de passage ?
Jordane Saget : À Paris, une partie de mon travail consiste à investir des espaces délaissés, dans l’ombre... À Monaco, et plus précisément dans le quartier de Monte-Carlo, c’est une atmosphère très différente. L’idée est donc de venir faire résonner mes lignes avec cette beauté pour la magnifier. Il s’agit de respecter ces lieux magnifiques, sans vouloir tout bouleverser. Y aller doucement, poser quelques lignes, laisser les gens les découvrir, les recevoir, les apprivoiser... Et ainsi faire naître une narration artistique entre eux et moi. À Paris, j’ai beaucoup travaillé sans autorisation, par exemple sur le pont Saint-Louis. Une façon de montrer qu’on peut aussi réenchanter la ville sans forcément demander des autorisations. Parfois, il ne faut pas attendre ! Mais à Monaco, la dynamique est différente, c’est certain. J’y ai toute une nouvelle histoire à raconter. Une nouvelle curiosité à éveiller.
Pourquoi avoir accepté cette collaboration ?
Jordane Saget : Le fait que Monaco et Monte-Carlo Société des Bains de Mer soient venus me chercher, cela compte beaucoup pour moi. C’est quelque chose qui ne m’est pas arrivé tant que cela à Paris, alors que je crois pourtant y avoir tissé une belle identité à travers mes lignes. Cette collaboration, c’est peut-être le début de quelque chose de plus important encore. En tout cas, je me vois bien m’y investir davantage, au-delà du seul printemps à Monaco. J’apprécie beaucoup la confiance que l’on m’a accordée. Les street artistes à avoir dessiné en Principauté ne doivent pas être si nombreux. Travailler dans cette ville m’apparaît donc comme une chance et un joli cadeau.
Yann-Arthus Bertrand, Agnès b., Jean-Charles de Castelbajac et maintenant Monaco, un beau tableau de collaborations ?
Jordane Saget : Pour être honnête, on vient plutôt me chercher. J’attends que les lignes m’amènent mes collaborations. C’est une façon pour moi d’éviter des collaborations discutables et de pouvoir juger de suite des motivations de la personne en face de moi, du projet dans lequel viendraient s’inscrire les lignes, ce genre de chose. Mes lignes pour de la fast fashion, ce n’est absolument pas possible, par exemple. Car, à la fin, je deviens le garant de ce que les gens ont mis dans ces lignes. Je ne peux donc pas les poser à tort et à travers sans réfléchir. Il doit y avoir du sens. En laissant les gens venir à moi, c’est plus facile pour moi d’aiguiller mes projets de collaborations.
Quels sont les lieux qui vous ont particulièrement inspiré ?
Jordane Saget : Les lignes vont pouvoir se poser le long des allées du One Monte-Carlo, près du Casino de Monte-Carlo , mais aussi sur le ponton du Monte-Carlo Beach. Mes lignes plongeant dans la mer, génial ! J’investis également les Terrasses du soleil, à l’arrière du Casino de Monte-Carlo. J’ai profité de mon passage à Monaco pour poser quelques lignes sur les fenêtres de ma chambre d’hôtel. Avec la mer en toile de fond ! C’est ce genre de choses qui nourrit mon profond coup de cœur pour ce projet en Principauté. Un projet habité par l’envie partagée de faire quelque chose de nouveau, de différent. D’avancer en douceur, de respecter la sérénité des lieux, des gens. Quelque chose de subtil et délicat. Après, si je vois plus loin investir le mythique Grand Prix de Monaco, ce serait tellement fou ! Par exemple, devant l’Hôtel de Paris Monte-Carlo, là où passent les voitures, ou encore les courbes de l'épingle du Loews... Un rêve ! Monaco, c’est une ville à taille humaine en mouvement permanent, c’est très excitant !
Découvrez l'interview de Stéphane Lobono et Alfonso Ciulla sur la réouverture du New Moods à Monaco, un lieu emblématique consacré à la musique live.
Monaco est une fête et le live est sa passion. Rencontre avec Alfonso Ciulla, nouveau directeur artistique de Monte-Carlo Société des Bains de Mer.
Partez à la rencontre de Richard Rubbini, le nouveau chef exécutif des cuisines du Casino de Monte-Carlo à Monaco.